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Je m'appelle Tom. J’habite au rez-de-chaussée, avec mes parents, mon chien Zinzin et mes poissons rouges. Dans ma chambre, sous mon lit, sur le parquet bien lustré, un bocal rempli de vers de terre presque aussi roses que ma petite sœur Aneth est fermé par un couvercle peint d'une tête de mort.



Sous mes fenêtres, après l’orage, le carré d’herbe où un arbre pousse au milieu et sous lequel les chiens du quartier lèvent la patte, celle de derrière, les vers de terre sont nombreux. Ma mère m’interdit de jouer là-bas, à cause des microbes. Je les ai cherchés avec la loupe qu'on m'a offerte à mon anniversaire, mais après les pluies, les microbes doivent se cacher puisqu'il n'y en a pas un seul. Alors je cueille les vers de terre.


Sous mon lit, les vers de terre, pas ceux de mon bocal, mais les autres, sous les fondations de la maison, ils ramollissent tout. C’est vrai. Le père de mon copain Luc marche bizarrement dans le couloir de notre entrée quand je le croise le soir. Le plancher doit se ramollir sous les maisons des vers de terre pour qu’il zigzague comme ça. J'en ai prélevé d'autres, plus proches de la façade, ceux responsable de creuser mou, mais depuis que ma mère les a trouvés dans un bocal caché dans la poussette d’Aneth, c'était fini. Je devais impérativement réorienter mes recherches  – a dit fermement ma mère après m'avoir confisqué mon bocal.


 

Papa disait - boude pas en me tapotant la tête. Va voir le tilleul. Je m’éloigne de la maison, deux pâtés plus loin sous un tilleul une dame s'agite sous les branches.

- Tu fais quoi ? je lui demande.


- Je cueille. Les tisanes guérissent, pas comme ces saloperies de médocs.
- Ah...

En jetant un coup d’œil sur son sac déjà bien rempli je comprends que mon salut est là. La tisane pour ma mère, pour ma sœur, et puis c’est une tisane magique puisqu’elle pousse sur un arbre. A mon chien, il manque un bout d’oreille, il s’est bagarré avec le grand chien du père de Luc, je pourrai enfin la faire repousser.



Soudain j’ai peur. Le sac de la dame devient trop gros. Il faut qu'elle laisse un peu de ces feuilles sur l’arbre pour moi. Je m'éloigne soudain. Pendant que quelques gouttes de pluie mouillent le goudron, je sors un ver de terre bien sec mais de belle dimension de ma veste et fais demi tour. L'air détaché, je le balance devant le visage concentré de la dame. La dame fait des grimaces, et s'en va. L’arbre est à moi.

 


Après quelques semaines de plâtre sur ma jambe gauche, le docteur me dit : « Tom, la prochaine fois, va cueillir les fleurs dans l’herbe. » J’acquiesce en mettant ma casquette à l’envers. Les fleurs sur le chemin de l’école, il n'y en a que derrière les murs et les grillages des grandes maisons. Je ne m'y risque pas. J’ai encore la douleur de ma jambe dans ma tête. Mais quand j’arrive au rond-point, où chaque année des messieurs aux vestes oranges plantent des fleurs pour faire plaisir aux automobilistes, je me souviens du conseil du docteur. Alors je cueille les fleurs de retour de l’école sur notre carrefour, sans escalader. Il en reste beaucoup encore, malgré cela, la patrouilleuse me tire par la manche un jour en criant : « C’est quoi ces manières, donne-moi ça tout de suite. Je m'arrache et emporte « ça » en les serrant dans mes mains de toutes mes forces.



En arrivant à la maison, elles sont tristes à voir, mes fleurs. Quand ma mère les jette à la poubelle, je les récupère en cachette. Elles n’ont pas leur place parmi les couches pleines de crottes de ma sœur.


Je me sens tout de même coupable de leur tragique destin. Je les vois pousser chaque matin un peu plus, en traversant le rond-point pour me rendre à la torture du prof de math. Je leur souris parce qu’elles me font sourire. Le vendredi je décide qu’elles continueront à me sourire, alors je les momifie dans un cahier qui est mon herbier secret. Il s’enrichit parfois après les sorties en famille à vélo, le dimanche.


En balade, on part, mes parents, Aneth, moi, mon chien Zinzin et une bouteille de limonade. J’aime bien regarder les beaux jardins depuis nos vélos avec leurs belles maisons et leurs piscines à travers les haies qui perdent leurs feuilles à l’automne, en écartant les branches. « Laisse ces branches, dit ma mère, elles piquent. Regardez plutôt ces belles pommes. » Un vieux pommier derrière la clôture en bois nous nargue avec sa dernière petite pomme au bout d’une branche qui dépasse largement de la limite de cette grande propriété. Je m'arrête en criant et pose le pied à terre: « Vas-y papa !» « Avance Tom », annonce ma mère. Je vois la tête de mon père, il est proche de la pomme narquoise, il y est presque quand l’œil de ma mère s'agrandit et ses sourcils noircissent: « Pas de bêtise ! » Ma sœur Aneth rigole dans son siège de bébé accroché sur le vélo de maman, secouée par les bosses.

 

Chaque dimanche, la pomme nous nargue, seule unique rescapée. « Tu n’as pas assez de pommes à la maison ? » Bien sûr que oui, mais celle-ci est différente, je le sens. En quoi, je ne peux pas le dire.


Et puis, un dimanche plus frais que les autres, ma mère et Aneth restent à la maison. Ce qu'on pédale vite avec papa. Enfin. Nous sommes des fugitifs. Papa rit, moi aussi. Nous nous arrêtons avant la grande route au milieu d’un des derniers champs dans le quartier de Mère Carouge. Mon père sort son canif, coupe la pomme en deux. Je choisis la moitié avec la queue, lui, celle avec le nombril poilu. Il me dit : « Regarde là-dedans ». Je me penche. « Papa, je vois rien ». « Là Tom, où il y a les pépins ».

 

C'est une étoile, mes yeux s’écarquillent.

Là, il y a une étoile, nos arbres, nos rêves, nos chemins.

Nous mordons dedans à pleines dents en poussant sur nos pédales, essoufflés et fiers de notre secret.

 

 

 

 

Sonia Zok

05.11.2017

 

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